La burqa et le cercle des idiots
Né à Tunis en 1946 et vivant en France, écrivain et poète, enseigne la littérature comparée à l’université Paris-X et anime l’émission « Cultures d’islam » sur France Culture. Il est l’auteurde nombreux ouvrages, dont « La Maladie de l’islam » (Seuil, 2002), « Contre-prêches » (Seuil, 2006) et « Pari de civilisation » (Seuil, 2009).
Avant d’en venir à la burqa, il convient de situer la prescription du voile dans une société misogyne, construite sur la séparation des sexes, sur une hiérarchie des genres, estimant que les femmes excitent plus le désir que les hommes. Il faut constater au commencement que la prescription qui impose le voile aux femmes émane de la société en laquelle est né l’islam il y a quinze siècles, une société endogame – qui encourage le mariage entre cousins -, où prévaut l’obsession de la généalogie, où la sexualité est indissociable de la filiation.
La preuve en est que les femmes dites qwâ’id, ménopausées, sont dispensées de se soumettre aux prescriptions de la seconde séquence coranique qui est utilisée par les docteurs pour fonder l’impératif du voile (Coran, XXIV, 60).
La burqa radicalise la hantise de l’homme face à l’incontrôlable liberté de la femme. Hantise de l’homme qui ne pourra authentifier l’origine de sa progéniture, par laquelle se transmettent le nom et la fortune. Ainsi la structure anthropologique qui est aux origines du voile est intégralement dépassée avec l’universalisation de la contraception, rendant effective la distinction entre sexe et filiation, jouissance et engendrement. Par la quête de la jouissance seule s’organisent ontologiquement la liberté et l’égalité des sexes, qui partagent une même dignité. Cette situation se répercute sur l’édifice juridique et situe la condition de l’humanité moderne loin des archaïsmes que continue d’entretenir l’islam d’une manière polémique.
La question de la burqa mérite en outre d’être envisagée sur deux autres aspects. Le premier voit se confronter une société restée rivée sur le culte et une société qui est passée du culte à la culture. Notre société approche même le culte comme fait de culture. Et lorsqu’elle sent que l’esprit en elle se réifie, elle peut recourir au culte dans ses marges, dans l’espace circonscrit à la demeure ou au temple ; et si jamais elle place le culte au centre, elle le met en scène dans la pluralité de ses formes, prévenant tout penchant exclusiviste.
En plus, avec la burqa, nous sommes confrontés à une stratégie du grignotage. Au-delà des rares cas d’adhésion religieuse authentique, il ne faut jamais perdre de vue que des islamistes mais aussi de pieux salafistes appliquent les recommandations du Conseil européen de la fatwa. Dans cette instance, les militants sont exhortés à agir dans la légalité afin de gagner, en Europe, des parcelles de visibilité en faveur de la loi islamique.
C’est donc le dispositif juridique séculier qui est sourdement visé par la burqa. Comme si sa radicalité rendait plus digne, plus acceptable, le hidjab. Ne tombons pas dans ce piège. A nous de voir s’il faut répondre par une loi ou s’il suffit de mobiliser les ressources déjà existantes du droit pour faire face à ces assauts répétés.
Avec ce débat, on nous impose une régression par rapport aux acquis humains. La controverse sur le même sujet, telle qu’elle a lieu en Egypte, se réduit à un débat d’idiots. Pourquoi ? Parce qu’elle reprend les matériaux d’une casuistique d’un autre temps qui, au Moyen Age, était en droit islamique (fiqh) tout aussi pertinente qu’en droit canon, et qui, aujourd’hui, paraît serve d’une tradition figée paralysant l’invention intellectuelle et entravant l’adaptation à l’évolution des moeurs. N’élargissons pas, avec complaisance, le cercle des idiots.
La burqa se multiplie dans l’espace public français et européen. Elle a le don d’irriter et affecte même les libéraux du multiculturalisme anglo-saxon. Cette disparition de la face affole. Le critère d’une identité franche disparaît. Comment respecter l’intégrité du corps ? La conquête séculaire de l’habeas corpus n’exige-t-elle pas un visage et un corps visibles, reconnaissables par l’accord du nom et de la face pour que sans équivoque fonctionnent l’état civil et le pacte démocratique ?
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L’éclipse de la face occulte la lumière du visage, où se reconnaît l’épiphanie divine qui a inspiré l’esprit et le coeur en islam. Les soufis voyaient le signe de Dieu dans le miracle de la face humaine, surtout lorsqu’elle se pare de beauté féminine. On remonte ainsi, de visage en visage, du visible à l’invisible, de l’humain au divin, selon la parole prophétique (reprise de la Bible) disant que l’homme a été façonné à l’image de Dieu. « Tout est périssable, ne perdure que la face de Ton seigneur » (Coran LV, 26-27) : ainsi la pérennité de la face divine en tant qu’absolu reflète sa trace sur le support que lui tend tout visage humain.
Le voilement du visage par un tissu aussi noir que la robe qui enveloppe la Kaba (robe appelée aussi burqa) dessaisit l’humain de la franchise qu’exigent le politique et l’esthétique comme l’éthique ou la métaphysique. C’est un masque qui annule le visage, dérobant les intensités de l’altérité qu’Emmanuel Levinas a saisies et dont nous recueillons les rudiments dans la millénaire tradition islamique, qui a médité le franc face-à-face avec le divin où s’éprouve la singularité humaine.
Le visage couvert est retiré de la circulation urbaine comme de la relation intersubjective ou mystique. Aboli le visage qui est, encore selon Levinas, « le lieu d’une ouverture infinie de l’éthique ». Le niqab ou la burqa, extension du hidjab, est un crime qui tue la face, barrant l’accès perpétuel à l’autre. C’est un tissu qui transforme les femmes en prison ou en cercueil mobile, exhibant au coeur de nos cités des fantômes obstruant l’entrée aux vérités invisibles du visible.
Le niqab vient d’être interdit dans les espaces scolaires et universitaires d’Al-Azhar au Caire, la plus haute institution sunnite. Son patron, M. Tantawi, a rappelé que le niqab n’est pas une obligation divine, une farîd’a, ni une disposition cultuelle, une ibâda, mais une âda, une coutume. Et le mufti d’Egypte, Ali Juma, confirme cette assertion : il s’agit d’une coutume arabique antéislamique que l’islam est en mesure de dissoudre.
Ces arguments islamiques peuvent être exploités si la commission parlementaire se décide pour une loi interdisant le port du voile intégral. Je n’évoquerai pas la difficulté de la mise en pratique d’une telle loi. Je voudrais seulement répondre aux objections de juristes quant à la liberté de l’individu et au respect de disposer de son corps comme il l’entend. C’est que les porteuses de burqa se réclament de ce principe tant en France qu’en Egypte. Il me paraît pertinent de ne pas céder sur ce point comme le font les juristes qui nous demandent d’abandonner ce principe et de se réfugier derrière la dignité et surtout l’égalité, également juridiquement opératoires.
Mais, pour la liberté, je voudrais reprendre la définition humoristique de la démocratie par l’Américain Marc Twain. La démocratie repose sur trois facteurs : « La liberté d’expression, la liberté de conscience et la prudence de ne jamais user de la première ni de la seconde. » J’interprète cette prudence avec Eric Voegelin comme la sagesse de ne pas user de ces droits sans conditions. Et je m’appuie, avec le même politologue germano-américain, sur la courtoisie nécessaire au fonctionnement de nos sociétés. « Quiconque a une idée fixe et cherche à l’imposer, c’est-à-dire quiconque interprète la liberté d’expression et la liberté de conscience en ce sens que la société doit se comporter de la manière qu’il juge bonne, n’a pas les qualités requises pour être citoyen d’une démocratie. » Un tel problème est déjà traité par Aristote autour de la statis (la crise qui provoque une discorde) : si je m’obstine à suivre mon opinion, une contre-statis peut être enclenchée, et le désordre s’instaure. Telle serait notre réponse sur la liberté individuelle réclamée par les porteuses de burqa.
Quant à la dignité de la femme et à son égalité, incontestablement la burqa les malmène. Celle-ci procède de la prescription du voile et la radicalise. Il n’y a pas de différence de nature mais de degré entre burqa et hidjab, lequel est déjà une atteinte à l’égalité et à la dignité partagées par les sexes. Les réformistes qui, en islam, ont prôné le dévoilement des femmes depuis la fin du XIXe siècle, organisent leur plaidoyer sur ces trois principes (liberté, égalité, dignité).
L’atteinte à l’égalité est manifeste dans le verset coranique constituant une des références scripturaires à l’origine du voile : le verset 31 (sourate XXIV) crée la dissymétrie au détriment des femmes pour ce qui a trait au désir et à la séduction propageant la sédition. Cette séquence appelle à la vertu, à la pudeur ; elle s’adresse aux « croyants et aux croyantes », à qui il est demandé au verset 30 de « baisser le regard » et de « préserver leur sexe ».
Cependant est ajouté un supplément de vigilance aux femmes (d’où la dissymétrie) que les jurisconsultes invoquent pour commander le voile. Alors que le verset peut être entendu autrement, la pudeur demandée aux femmes se limitant à couvrir leur buste. La lecture consensuelle des docteurs révèle l’état anthropologique patriarcal qui attribue aux femmes l’origine de la séduction alliée de la sédition.
Or rien, ni psychologiquement ni dans l’économie sexuelle, ne légitime l’attribution de ce supplément aux femmes, pas même la vérité de leur différence sexuelle attestée biologiquement et confirmée par la psychanalyse. Il s’agit là d’une vision phallocratique dépassée par l’évolution anthropologique des sociétés modernes encadrées par un droit confirmant l’égalité et la dignité que partagent les humains sans discrimination de sexe.
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