Les Pieds Noirs, histoire d’une blessure
DROLE DE TITRE
Ils auront été nombreux, je l’espère, les téléspectateurs, pieds-noirs ou non, qui ont eu le courage d’être à l’écoute de France 3, un peu tard, en ces soirées de mars, avril 2007, pour regarder l’excellent documentaire de Gilles Perez : Les pieds-noirs, histoires d’une blessure. Mais tout d’abord, permettez-moi cette question :
- Pourquoi ce titre : ” Histoires “, certes au pluriel, ” d’une blessure ” ?
- Pourquoi donc n’a-t-on toujours pas le droit, en 2007, sur une chaîne publique, d’appeler un chat, un chat ?!? En langage courant, une guerre n’a d’autre nom que ce qu’elle est : une guerre. Cette guerre d’Algérie longtemps tue, par habileté, pudeur, lâcheté ou peur, cette guerre d’Algérie longtemps dissimulée, cachée, méconnue, mal connue, oubliée, dissimulée, enfouie, calfeutrée dans les dossiers soigneusement étiquetés, rangés dans les placards des administrations et des ministères français, en Algérie ou à Paris, cette guerre enterrée vivante sous le poids-loi du silence, ne peut-elle toujours pas dire enfin son nom, 45 ans après les accords d’Evian ? Tout simplement : guerre d’Algérie. Même pas drôle, sale ! N’est-ce vraiment qu’une estafilade, qu’une petite égratignure, qu’une légère blessure, ce véritable traumatisme, ce cataclysme vécu par tous ces acteurs de l’Histoire, malgré eux ou ” avec ” eux, musulmans et Européens d’Algérie ?!?
Ce drame a frappé profondément, longtemps, et aujourd’hui encore, stigmatise atrocement des millions de personnes, musulmans et Européens, dans leur sol, dans leur chair, frères de souffrance.
PORTRAIT.
Face à son histoire, le réalisateur-coproducteur Gilles Perez.
Cette douleur de l’oubli, Gilles Perez l’exorcise aujourd’hui : son documentaire donne la parole à 62 pieds-noirs qui, enfin, témoignent…
Né en 1967 à Carpentras, de parents oranais – son père est ouvrier-, le petit Gilles grandit dans le silence. Les adultes chuchotent, discutent entre eux, mais jamais un mot aux enfants….L’Algérie ? Il sait qu’il en vient , ” vaguement “, mais….quoi ? Alors, il lit avec voracité, passionnément…. ” Le premier Homme ” d’Albert Camus l’impressionne considérablement et il continue à dévorer…. Le pied-noir ? Un colon sadique, qui fait suer le burnous, très riche, raciste.. ?!? Souvent revient cette description de ses aïeux …elle ne ressemble en rien à ce qu’il connaît de ses parents,…voire d’amis issus, eux aussi, d’Outre-Méditerranée. Devenu reporter de guerre pour RFI, Gilles court la planète jusqu’au jour où sa grand-mère lui lance : ” Cours le monde mais couvre les deux guerres qui te regardent ! ” L’Espagne !? L’Algérie !? Cette réflexion le pique au vif et Gilles ose : il commence à interroger sa famille, ses proches. A 40 ans, il réalise ” son histoire “. Tombent tabous ! Parole aux pieds-noirs !
POLYPHONIE POUR LA PIED-NEGRITUDE.
Le documentaire de Gilles Perez, diffusé sur France 3 en 3 épisodes, construit selon une trame historique, retrace les vies aventureuses, joyeuses, douloureuses, de 62 pieds-noirs qui se délivrent de leur fardeau d’exil devant la caméra. 47 d’entre eux, jusqu’alors obstinément réfugiés dans le silence, acceptent avec courage d’affronter enfin leurs souvenirs si lourds … : ils parlent de l’Algérie pour la première fois de leur vie métropolitaine….
Ce récit polyphonique aux gros plans kaléidoscopiques – le cadre serré, mieux qu’aucune torture, extirpe la vérité- nous raconte l’histoire de ces pieds-noirs d’origines géographiques
( ville, bled) et de milieux socio-culturels multiples ( paysans, fermiers, ouvriers, fonctionnaires…), reflet de la diversité pied-noire ( du 19ème s. à 1962). Ce n’est pas une seule vérité qui nous est ici assenée. Ce sont plusieurs vérités-réalités qui remontent aux sources, se déroulent au fil des vies, se mêlent, s’entrecroisent, se bagarrent, fusionnent, se contredisent, se souviennent. Sur certains problèmes clefs, les interventions de trois historiens
( J . Verdès- Leroux, J-J.Jordi, J. Monneret ) apportent un éclairage analytique et nous aident à mieux déchiffrer la complexité des situations.
Les témoins, aujourd’hui âgés d’une soixantaine d’années, se livrent. Le film nous entraîne dans ces confessions sentimentales picaresques, burlesques, dantesques. En tout cas, toujours émouvantes et attachantes, ” mi-olive, mi-datte ?! “
Qui sont les pieds-noirs ? D’où viennent -ils ? D’horizons très variés : France, Alsace-Lorraine, Espagne, Etats allemands puis Allemagne, Italie, Suisse, Malte, Sicile, Sardaigne, Corse, Russie…voire même Suède et Norvège ! Un melting-pot très spécial dont les aïeux à partir de 1830, sont venus s’installer en Algérie, devenue terre française.
En tout, en 1962, plus d’un million de personnes .
Sur l’origine de l’appellation ” pied-noir “, multiples explications circulent. Deux d’entre elles semblent les plus fondées.
En Méditerranée, au 19ème s, la marine française à charbon employait des soutiers recrutés dans les grands ports : Tunis, Alger, Oran, Casablanca, Marseille, Ajaccio…Lorsque ceux-ci remontaient de la cale, ils imprimaient sur le pont la marque de leurs pieds noirs de charbon. D’où le terme ” pied-noir ” qui, par dérivation, s’est appliqué ensuite à la majorité de ces travailleurs : les Européens d’Afrique du Nord. L’expression, passée dans le langage militaire, désigne également les appelés ( conscrits ) originaires d’Afrique du Nord.
Aparté pour ” Le Monde ” (article des 18-19 mars 2007) . Quand je lis en réponse à cette interrogation sur l’identité des pieds-noirs : ” Ils ont été le rebut politique de l’Europe. Bons à rien ou débauchés… ” Un rectificatif s’impose. Ceci est une vue extrêmement réductrice des origines politiques et sociales de la population pied-noire. En font aussi partie des fonctionnaires et enfants de fonctionnaires venus de métropole, des aristocrates-paysans aux gants blancs, des entrepreneurs et artisans…Où est le rebut ? Est-ce un rébus ?!…
Les ” anciens ” égrènent leurs chapelets de retrouvailles avec leur terre natale. Perles de bonheur : ils rient aux éclats. Redevenus enfants, ils jouent aux noyaux d’abricots dans les rues de Bab-el-Oued, sur les placettes dominant la mer immense. Sur les bancs de l’école, avec leurs camarades kabyles et arabes, ils apprennent assidûment : ” Nos ancêtres, les Gaulois… ” Adolescents, ils s’observent, esquissent des sourires, mais dans cette société méridionale plus que très chaste, le flirt ne va jamais très loin… ” On ne baise pas ! “, s’exclame un patriarche alerte à la moustache frétillante… Parfois un Français de métropole se lance en mariage avec une arabe ou une berbère, mais un pied-noir quasiment jamais ! Les différences culturelles, religieuses sont trop grandes. A l’époque, le statut de la femme musulmane algérienne qui, adolescente, est mariée et dès lors vit claquemurée et voilée, symbolise toute la difficulté d’un vivre ensemble fusionnel.
Puis ce sont les perles d’arc-en-ciel : les communautés (musulmanes, chrétiennes, juives, européennes, arabes…) se côtoient, se coudoient, festoient ensemble : Noël, Aïd ; dans le bled et les petites villes, le mélange va de soi ; dans les grandes villes, chacun reste sur son quant à soi. Un code implicite joue en Algérie : ” On est tous frères, mais on ne sera pas beaux-frères “. Tout comme aujourd’hui encore, dans d’autres pays. A Maurice par exemple ! Paradis de l’Océan indien, nation pluriethnique d’indiens, africains, franco-mauriciens, créoles, chinois, hindous, tamouls, musulmans, chrétiens, bouddhistes : allez donc voir si les mariages intercommunautaires et intercastes sont vraiment nombreux !!…
Perles de chaleur et de joie de vivre : les pique-niques sur la plage, les baignades, et la magnificence de la lumière céleste… Tous aiment et regrettent ce ciel d’Algérie. A l’instar de Paul Delouvrier qui, à chacun de ses retours de Paris, à l’approche de l’aérodrome de Maison-Blanche, éprouve un étrange sentiment de soulagement : ” la clarté de la lumière est une vertu de ce pays. ” ” Ah ! Cette beauté du ciel ! “
Le 1er Novembre 1954, les Fils de la Toussaint se réveillent : le sang coule. Les ” évènements ” débutent et nos anciens caressent tristement leurs perles d’angoisse, de douleur, de désarroi, de colère…Escarmouches, attentats, représailles, manifestations, massacres, assassinats, tortures, répression : l’apocalypse de la violence s’installe pendant huit ans et plus…Les discours du Général de Gaulle : ” Je vous ai compris “- si mal compris -, ” Vive l’Algérie française ! ” ( Mostaganem), entretiennent illusions et confusions. Avec le plan de Constantine, les pieds-noirs reprennent confiance, et l’idée du départ n’effleure personne.
” Où aller, d’ailleurs ?! ” Je suis née à Blida, mes parents aussi, je n’ai personne en métropole ! “, s’interroge rétrospectivement une vieille dame, canne à la main. Des prises de positions devenant inévitables, certains pourtant plutôt modérés, sont acculés à des choix extrêmes : l’OAS.
A Evian, le 19 mars 1962, les accords sont signés avec le FLN et le cessez-le-feu est proclamé. Mais pour les pieds-noirs, l’horreur continue : Bab-el-Oued, Oran…Une dame plaisante aux cheveux courts blonds-roux pleure toutes les larmes de la terre : ” J’ai appris par la radio que ma sœur avait été tuée !! ” Un vieil homme se souvient avec terreur : ” Nous étions plusieurs près d’une barrière. Des tirs de partout ! Bang ! Bang ! Tttaaattaaa… ! Certains se sont accroupis, moi je me suis plaqué au sol, mon voisin a été tué à bout portant, son corps est tombé sur moi, ça a encore crépité, j’étais mort ?!.. C’est son cadavre, je le sens encore, qui m’a protégé…. ” La caméra recueille ces deuils si longtemps refoulés, puis pudique, se retire…
Dès lors une seule alternative pour ces pieds-noirs désespérés : ” la valise ou le cercueil “. C’est ainsi, qu’à l’été 1962, Marseille voit se déverser sur ses quais, non pas quelques centaines de réfugiés, mais plus d’un million d’exilés : ” C’est quoi ça ? ” : formule d’accueil toute métropolitaine !
Une nouvelle épreuve commence tout juste. Nos patriarches égrènent encore leurs perles de tristesse et fatalité. Dans une grisâtre ville de banlieue parisienne, une ménagère soupçonneuse toque à la porte de ses voisins fraîchement débarqués. Une jeune femme sportive vient ouvrir. Son interlocutrice lui demande : ” Je peux voir vos pieds !! Je voudrais voir vos pieds !! “…
Le chœur polyphonique chanté, vocalisé, murmuré, à fleur de peau, par ces pieds-noirs oubliés, s’apaise…Ecoutons-le. Regardons-le. Tous peuvent comprendre ou s’y
retrouver …Loin des caricatures, Gilles Perez trouve le ton juste : ces 62 témoins de la ” pied-négritude ” nous délivrent leur vérité, qui comme toute réalité, n’est pas une , mais multiple.
Le cinéaste nous avoue : ” Cela n’a pas été une mince affaire de réaliser ce documentaire ! ” Il aura fallu trois ans, une équipe de six personnes, sept coproducteurs ( en majorité les FR3 Régions ) !
” Les pieds-noirs, Histoires d’une blessure “, aura sans doute des suites. ” Les disparus d’Oran ” : le 5 juillet 1962, des centaines d’européens sont enlevés en pleine ville ; ces événements sont totalement occultés par l’Histoire. ” Les harkis ” ; ” Les Chibanis ” : les vieux Algériens raconteront la présence française.
- Gilles Perez rend leurs voix à ces pieds-noirs, éternels transplantés. Le calvaire de la mutité s’achève aujourd’hui pour certains, heureux d’une ” reconnaissance “. D’autres se taisent encore…Entre-temps, sont nés leurs bébés d’exils… N’auront-ils pas aussi leurs mots à dire ? Endéracinés ? Déenracinés ? Enfants de nulle part ? Enfants du monde entier ? D’ici et d’ailleurs , d’autres perles-mémoires nous attendent.
- Florence COMOLLI.
- ” Les pieds-noirs “, Les années romantiques, Les années dramatiques, Les années d’exil, disponible en DVD. Contacts : – G. Perez, 13 au Sud, : 06 73 48 60 79 ;Fnac, Virgin
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